Dans cette interview à Energy Magazine, l’ancien ministre de l’Énergie, Abdelmadjid ATTAR évoque les difficultés de formuler des prévisions sur le marché pétrolier dans une conjoncture dominée par des incertitudes ayant un impact bien plus important que les fondamentaux du marché eux-mêmes
Le prix du baril enregistre un peu plus que 70 dollars, considérez-vous ce prix comme normal compte tenu des enjeux et de la situation sanitaire actuels ?
Je pense qu’il s’agit en ce moment d’une bonne performance considérant la panique qui affecte le marché avec la nouvelle vague du virus Omicron. Plusieurs pays sont en train de prendre des mesures qui vont affecter surtout la mobilité et certaines activités économiques dont l’impact est important sur la demande pétrolière mondiale. Il est même probable que le prix du baril chute dans les semaines à venir, à moins d’une modification de la stratégie de l’OPEP+ dont la prochaine réunion se tiendra début janvier 2022. Pour le moment on peut résumer la situation par ces termes : « l’OPEP+ a eu raison sur le marché grâce à sa stratégie, mais la COVID 19 a eu raison du baril ! ».
Quel peut-être le niveau acceptable du prix du baril pour l’Algérie afin de garantir un équilibre financier ?
Je dirai qu’il y a plutôt trois niveaux de prix. Le prix acceptable et surtout raisonnable dans la conjoncture actuelle laquelle va durer au moins une sinon deux autres années. Elle est caractérisée par beaucoup d’incertitudes liées non seulement à l’évolution de la pandémie, mais aussi à la demande sur le marché qui n’est pas prête à revenir aux niveaux des années précédentes. La pandémie a entrainé d’une part un recul de la croissance économique mondiale, et d’autre part une mutation des comportements des consommateurs et par conséquent des stratégies de tous les acteurs énergétiques producteurs ou consommateurs. Si le prix du baril se stabilise autour d’une moyenne annuelle de 80 dollars sur l’année 2022 ce sera parfait, et je pense qu’il ne le sera que si l’OPEP+ maintient sa cohésion et sa stratégie.
Si le prix du baril se stabilise autour d’une moyenne annuelle de 80 dollars sur l’année 2022 ce sera parfait, et je pense qu’il ne le sera que si l’OPEP+ maintient sa cohésion et sa stratégie.
Au-delà de 2022, le prix du baril pourrait augmenter, pour deux raisons :
- Primo, l’impact du recul important des investissements dans le secteur des hydrocarbures qui ne pourra pas répondre à un éventuel accroissement important et rapide de la demande. Mais il faut tenir compte que cet accroissement sera de courte durée.
- Secundo, les retombées de la transition énergétique vers un modèle moins carboné ne sont pas hélas au rendez-vous à l’échelle mondiale comme on peut le constater aussi bien en Asie qu’en Europe. C’est ce qui va contribuer à accroitre la demande, et celle du gaz naturel au cours du deuxième semestre 2021 en est la preuve avec un record sur le prix du MMBtu. Il est actuellement autour de 60 $ le MMBtu, plus qu’en Asie, et va attirer une bonne partie du GNL américain.
La pression sur la demande gazière n’a pas eu de conséquences importantes sur le prix du baril en 2021. Mais que va-t-il se passer si cette pression se poursuit en 2022 ? Même si l’OPEP+ maintient sa stratégie d’accompagnement du marché, il n’est pas exclu alors que le baril atteigne ou dépasse les 100 dollars au-delà de 2022. C’est ce que j’appellerai un prix souhaitable pour l’économie de tous les pays producteurs. Cette hypothèse ne tient pas compte de situations exceptionnelles à caractère géopolitique (conflits).
On peut enfin évoquer le prix insupportable qui peut survenir comme cela a eu lieu en avril 2020, en cas d’aggravation de la situation sanitaire et économique mondiale et une dislocation dans les rangs de l’OPEP+ dès 2022. Par conséquent, Il n’y aura que des perdants avec un prix autour de 20 à 30 dollars le baril. Mais je doute que cela puisse se produire sur de longues durées, parceque c’est un prix qui n’arrangera personne, y compris l’économie mondiale.
Quel rôle pensez-vous que l’OPEP+ peut jouer dans la régulation du marché mondiale du pétrole ?
L’OPEP et surtout l’OPEP+ ont vraiment réussi un exploit ces dernières années. Une première fois en 2016 autour de l’accord d’Alger en adoptant le même objectif. Une deuxième fois en avril 2020 en mettant en œuvre une stratégie unique destinée non pas à « contrôler » le marché pétrolier comme le pensent certains, mais surtout à « le surveiller et l’accompagner » pour le moment dans l’intérêt commun des producteurs, des consommateurs et de l’économie mondiale. C’est cette cohésion en son sein qui a permis d’éviter le pire. Il faut faire en sorte de la préserver.
La pression sur la demande gazière n’a pas eu de conséquences importantes sur le prix du baril en 2021
La décision de réduire la production n’aura-t-elle pas des conséquences négatives sur les économies des pays producteurs des hydrocarbures ?
Cela dépend de trois principaux paramètres :
- Le premier est lié au motif qui entraine la réduction. S’il s’agit d’éviter une chute insupportable du prix du baril comme celle survenue en avril 2020, ou encore pour stabiliser le prix à un niveau supportable comme le fait actuellement l’OPEP+, les conséquences sont certes négatives surtout pour les pays rentiers à 100%, mais permettent d’éviter le pire et incite ces derniers à accélérer leur transition économique pour sortir de la dépendance pétrolière.
- Le deuxième paramètre est lié aux capacités de production par rapport aux besoins économiques internes du pays producteur. Dans ce cas, le plus petit producteur, surtout si son économie est pétro-dépendante à un niveau très élevé, est relativement le plus affecté par la réduction de sa production. C’est d’ailleurs une situation qui a donné lieu à quelques problèmes d’arbitrage au sein de l’OPEP+.
- Le troisième paramètre est lié à un éventuel objectif de pousser le prix du baril vers la hausse, ce qui correspond à une stratégie de bataille pour un prix et non un quota. En cas de succès il compensera à court terme et même à moyen terme la baisse de production consentie.
L’OPEP+ est en train de mettre en œuvre une stratégie basée sur les trois paramètres en même temps, en prenant les décisions adéquates chaque mois. Elle a déjà réussi à supprimer du marché un surplus de production de 9,6 millions de barils, ainsi qu’une partie des stockages stratégiques à l’échelle mondiale. Mais la partie n’est pas encore gagnée face au Covid 19, ce qui justifie la position actuelle de l’OPEP+.
Est qu’il y a finalement trop ou pas assez de réserves de pétrole dans le monde ? et peut-on prédire l’avenir du prix de baril ?
Il fut un temps où on pouvait le faire, mais jamais avec certitude. La raison est que la scène énergétique mondiale était caractérisée par des cycles dont les fondamentaux étaient :
- L’offre, elle-même liée surtout aux réserves et aux capacités de production, mais souvent affectée par la compétition entre producteurs.
- La demande, liée surtout aux besoins des pays les plus développés et les plus gros consommateurs, mais souvent aussi liée à une spéculation sur le marché pétrolier.
- Et enfin les imprévus géopolitiques et économiques qui surviennent et impactent différemment les deux paramètres fondamentaux.
Depuis deux décennies, de nouveaux facteurs ayant un lien ou non avec le secteur énergétique, porteurs d’incertitudes, sont en train de raccourcir de plus en plus ces cycles, en impactant évidemment le marché.
Il y a d’abord plus d’acteurs énergétiques avec de nouvelles réserves d’hydrocarbures conventionnels ou non conventionnels, qui ont entrainé une nouvelle répartition géographique des réserves et des capacités de production, ainsi qu’une offre qui a bouleversé le marché. C’est ce qui s’est passé avec l’avènement de la production américaine de pétrole et de gaz de schiste. Certains pensent que cela va se poursuivre au niveau d’autres régions du monde.
Il y a donc à priori assez de réserves de pétrole et de gaz dans le monde. Mais comme l’énergie ou plutôt sa source, demeure plus que jamais au cœur du développement, il n’y a pas d’autre solution pour en disposer que :
- La posséder,
- La contrôler,
- Ou alors disposer de moyens financiers et technologiques pour l’acheter, ou la développer à partir de nouvelles sources d’énergie.
Mais il n’y a pas encore d’équilibre à l’échelle mondiale entre ces trois situations. La demande provient beaucoup plus de consommateurs qui ne possèdent pas suffisamment de ressources, alors que ces dernières sont entre les mains de producteurs qui s’autosuffisent ou en consomment très peu. Ils la contrôle plus ou moins, mais ont souvent une économie pétro-dépendante. C’est ce qui impacte en continue le marché pétrolier, et peut même entrainer des conflits ayant de sérieux impacts sur le marché.
Par contre beaucoup, sinon la plupart des experts ne croient pas en l’avenir des hydrocarbures non conventionnels pour des raisons économiques et environnementales. Ils prédisent déjà un peakoil (Réserves & production) des hydrocarbures conventionnels vers 2026, et par conséquent un prix du baril qui pourrait exploser dans la mesure où les hydrocarbures et plus spécialement le gaz naturel, demeureront à cette époque et au-delà, la principale source d’énergie.
L’énergie ou plutôt sa source, demeure plus que jamais au cœur du développement, il n’y a pas d’autre solution pour en disposer que de la posséder, la contrôler ou la développer à partir de nouvelles sources d’énergie
Dans le même sillage, depuis deux décennies, il y a une prise de conscience progressive sur les impacts du réchauffement climatique et la nécessité de faire appel à de nouvelles sources d’énergie propre. Dans le même ordre d’idée, la crise énergétique autour du gaz naturel va certainement avantager le nucléaire, reporter à long terme la sortie prévue par de nombreux pays Européens, et accélérer son usage dans d’autres régions du monde. Le progrès technologique aidant, cela entraine de plus en plus la mise en œuvre de politiques d’économie d’énergie et de recours à plus d’énergie renouvelable et propre dont l’impact n’est pas négligeable sur le marché pétrolier à moyen et long terme.
Une des conséquences probables dans un avenir proche pourrait être l’avènement d’un marché gazier complètement dissocié de celui du pétrole. On le constate déjà avec la progression du GNL dans les échanges, et le niveau de prix atteint actuellement en Europe et en Asie. C’est un signe qu’il faut prendre en considération, non pas en ce qui concerne sa hausse inédite, et peut être conjoncturelle, mais en ce qui concerne sa place dans la consommation énergétique mondiale, et la sensibilité des échanges futurs dans le monde. Il faut juste rappeler à ce titre que plus de 70% des réserves gazières conventionnelles sont situées au Moyen Orient et en Russie.
Il y a enfin, l’avènement d’incertitudes presque incontrôlables. C’est le cas de la pandémie du Covid 19 que personne n’a vu venir et dont l’évolution cyclique est en train de bouleverser l’économie mondiale, et de là le comportement et le mode de consommation énergétique.
C’est pour toutes ces raisons, qu’il serait vraiment hasardeux d’émettre des prévisions de prix au-delà d’une année ou du moyen terme, mais le baril n’atteindra probablement pas les centaines de dollars que certains analystes avancent en ce moment. Une hausse importante mais conjoncturelle peut survenir, mais il est peu probable que cela dure dans le temps, ou que le prix dépasse les 100 dollars en moyenne annuelle en 2022, à moins d’une conjoncture imprévue, d’ordre sanitaire, géopolitique, ou encore économique.
Le marché pétrolier a eu ses beaux jours. Il va conserver sa part mais en décroissance dans un panier énergétique en transition, vers un modèle de consommation qui sera de plus en plus électrique, dont la ressource va provenir d’un mix Gaz-ENR-Nucléaire.
Source : https://www.energymagazinedz.com/?p=823