Nous publions ci dessous une interview accordée par Mr. Abdelmadjid ATTAR, ancien PDG de Sonatrach et ancien Ministre de l’Energie, au quotidien « L’Expression » du 21/12/2023, à l’occasion du 60ème anniversaire de Sonatrach. A travers 3 questions, Mr. Attar a retracé succinctement les décennies traversées par la compagnie pétrolière, et donné une idée sur les grands défis du futur dans un secteur stratégique qui devra évoluer avec une vision futuriste sur l’évolution des « plaques géopolitiques & énergétiques » d’un monde en pleine mutation.
Abdelmadjid Attar, ancien P-DG de Sonatrach et ex-ministre de l’Énergie, à L’Expression
«Que serait l’Algérie sans Sonatrach?»
« La loi des hydrocarbures de 1986 aura été l’un des événements majeurs, après celui historique, de la nationalisations de la richesse pétrolière nationale, estime l’ancien P-DG_ de la compagnie, retenant qu’au cours des années 90, pourtant difficiles pour des raisons sécuritaires, l’Algérie a réussi l’exploit de renouveler ses réserves d’hydrocarbures pour atteindre des niveaux comparables à ceux de 1971. Sonatrach a, cependant connu d’autres événements et réalisé des exploits qui en ont fait la première compagnie africaine, tous secteurs confondus. Abdelmadjid Attar revient dans l’entretien qu’il nous a accordé, sur les 60 ans d’un parcours exemplaire… »
Q-Le groupe Sonatrach fête cette année ses 60 ans d’existence. Quel regard porte l’ancien P-DG que vous êtes sur le parcours du groupe ?
R : Permettez-moi en premier, par respect et considération aux pionniers qui ont marqué le parcours de Sonatrach de leur rendre hommage pour tout ce qu’ils ont « semé » à travers sa création un 31 Décembre 1963, pris en charge la relève dans les activités abandonnées par les compagnies françaises suite à la nationalisation des hydrocarbures un 24 Février 1971, puis construit ce qui allait devenir la 1ère Compagnie Pétrolière en Afrique, et en récolter les fruits pour le grand bien du pays et de Sonatrach.
L’entreprise a traversé plusieurs étapes clés, parfois difficiles, qu’on peut résumer ainsi :
- Création en Décembre (31) 1963 de l’entreprise avec une activité simple de transport et de commercialisation de produits pétroliers.
- Entrée sur la scène de l’exploration et de la production à partir de 1966.
- C’est surtout la nationalisation des hydrocarbures le 24 Février 1971, qui va la mettre sur le chemin d’une grande Compagnie Pétrolière avec l’ambition de prendre en main la gestion des réserves et leur exploitation, l’exploration pour en améliorer les volumes et la valorisation locale (pétrochimie, Raffinage et GNL), suivie d’une période de réorganisation et de développement en parallèle des services pétroliers.
- Le partenariat qui a survécu à la nationalisation n’ayant pas donné de résultats satisfaisants, il a fallu attendre la mise en œuvre d’une nouvelle législation en 1986, dont les fruits seront plus que satisfaisants, notamment au cours des années 90, pourtant difficiles pour des raisons sécuritaires : le renouvellement des réserves au même niveau que celles de 1971.
- Les deux premières décennies 2000 ont vu le prix des hydrocarbures croitre à des niveaux record qui ont certes permis d’accumuler une rente très appréciable, et au pays de rembourser sa dette extérieure, mais ont fait quelque peu oublier la nécessité d’une vision à long terme avec une sortie au moins progressive de la dépendance pétrolière. Ni la nouvelle loi pétrolière de 2005/2006, ni sa révision de 2013 n’ont pu redresser la situation en matière de renouvellement des réserves, ou de dépendance qui s’est même accrue. Il a fallu attendre 2019 pour voir une nouvelle loi des hydrocarbures dont l’objectif était d’adapter à nouveau le secteur des hydrocarbures aux besoins et à la conjoncture mondiale, dont nous constatons aujourd’hui une mutation accélérée, porteuses de nombreux défis.
Il me semble donc qu’il y a eu une sorte de rupture entre l’élan des années 70 à 90, et celui des années 2000, en matière de stratégies, de programmes d’action, et même de vision sur le long terme.
Qu’il s’agisse des premières étapes, ou de celles qui ont suivi, la rupture ou différence dans les résultats est à imputer aux stratégies imposées, visionnaires au cours des premières décennies, puis de plus en plus « stationnaires et focalisées sur le présent ».
C’est cette rupture qu’il faut réparer en urgence, et Sonatrach en a les moyens humains d’abord, des travailleurs très attachés à leur Compagnie, dont la culture d’entreprise est encore très forte, et la fierté d’appartenir à une entreprise à laquelle on doit tout et pour laquelle on doit tout donner.
Q-Quels sont les défis pour le groupe dans un contexte à grands enjeux de diverses natures ?
R : Je commencerai par dire « que serait l’Algérie aujourd’hui sans Sonatrach ? » Et même dans les années à venir à cause de son poids sur notre économie, au vu des défis qu’elle doit affronter pour servir cette dernière en espérant que cette économie puisse se diversifier le plus rapidement possible.
Je ne dirai pas « comment serait l’Algérie sans les hydrocarbures ? », parceque ces ressources sont là, nous les prenons en charge et les exploitons, sinon d’autres viendront le faire à notre place.Ceux sont par conséquent les jeunes générations d’aujourd’hui, la relève des pionniers, qui doivent prendre en charge ces missions.
Le plus gros défi est celui qui consiste et consistera de plus en plus à maintenir et préserver la capacité de production des gisements existant, parcequ’ils vieillissent, alors que notre sécurité énergétique va continuer à en dépendre sur au moins deux décennies, le temps de réussir une transition énergétique qui est inéluctable pour le pays et le secteur énergétique.
Le deuxième défi consistera à tenter de renouveler par tous les moyens les réserves, surtout en gaz naturel qui a de beaux jours devant lui à mon avis, au moins pour la consommation interne et dont le taux de raccordement aux consommateurs est aujourd’hui supérieur à 65% (je crois ?) et va continuer à s’accroitre, sans compter les besoins de l’ambitieux programme de développement industriel et agricole à venir pour diversifier l’économie.
Le troisième défi consistera à accélérer la valorisation locale à travers des activités industrielles (pétrochimie, chimie, etc…) créatrices de plus-values, mais aussi pouvant permettre à l’entreprise de faire face aux mutations qui sont en train d’affecter la scène énergétique mondiale, caractérisée par une préoccupation globale liée à l’indépendance énergétique (donc moins ou diversification des importations de nos clients), et une compétition implacable sur les marchés. Vendre du pétrole sera de plus en plus compliqué et à quel prix. Il y aura moins de problème avec le gaz, mais son marché va être dominé de plus en plus par de puissants exportateurs !
Le quatrième défi consistera à s’adapter aux impacts de la lutte contre le réchauffement climatique à travers la réduction des émissions de gaz à effet de serre, ce qui signifie une obligation de « verdir » toute la chaine de production et de transformation, et par conséquent de nouvelles technologies et des investissements importants.
Enfin je cite les hommes et les femmes qui vont prendre en charge ces missions, en premier lieu ceux qui sont sur le terrain pour les motiver et ceux qui managent et ont besoin d’être protégés et rassurés. Ce défi humain est capital à mon avis, en même temps que beaucoup d’autres comme le partenariat, la recherche (technologies), l’internationalisation des activités en particuliers vers l’Afrique.
Q-Investissement, énergies renouvelables, énergie solaire, décarbonisation, le GNL, élargissement du partenariat… autant de champs et d’objectifs pour le groupe. Les conditions de la résilience sont-elles réunies ?
R : Je n’ai qu’un regard extérieur sur Sonatrach et le secteur de l’Energie, parceque j’ai quitté l’entreprise en Janvier 2000, et mon passage au Ministère n’a duré que huit mois. Mais ayant un peu de « pétrole et de gaz dans mes veines », et même au risque de me tromper, je dois dire que toutes les conditions de résilience doivent plus que jamais être adaptées en urgence à l’accélération de la mutation de la scène énergétique mondiale qui est impactée par des facteurs « cumulatifs » (interdépendants ou qui se rajoutent), d’ordre technologique, géopolitique, et même climatique.
L’environnement énergétique actuel n’est plus le même que celui qui existait il y a une ou deux décennies. « L’instant est déjà consommé ». Le monde est en train de changer à travers une sorte de « rotation des plaques géopolitiques » (à l’image des plaques tectoniques qui ont façonné le globe et que les géologues connaissent bien !) et la préoccupation majeure en ce moment des passagers de chaque plaque n’est autre que la sécurité et l’indépendance énergétique. Comment l’assurer ? Par la possession des ressources ou leur contrôle ? Les modes de gouvernance du secteur énergétique et encore plus d’une compagnie pétrolière doivent par conséquent s’adapter avec des visions futuristes, en tenant compte que les priorités changent aussi avec le temps.
On peut citer au moins quatre raisons justifiant l’urgence de cette adaptation dans une vision à long terme :
- La première provient de la trajectoire ou plutôt de la « stratégie » adoptée durant les deux dernières décennies, qui a consisté à prioriser l’accroissement du soutirage des réserves en place au détriment de la préservation du taux de récupération final. Force est de reconnaitre que les réserves récupérables finiront par s’épuiser, à moins qu’on ne prenne en considération celles non conventionnelles. Cela a produit une bonne rente pour le moment, qui a permis certes au pays d’engager de grands travaux de développement, mais n’a pas contribué beaucoup ou pas du tout à le faire sortir de la dépendance rentière.
- La deuxième raison est qu’à l’inverse des décennies précédentes, les risques actuels et à venir sont différents et plus complexes, car la pression sur Sonatrach est double : comment maintenir le niveau de production et même l’augmenter par nécessité et faire face à un marché (exportation) de plus en plus aléatoire pour le pétrole, et très compétitif pour le gaz naturel.
- La troisième raison est liée à l’impact du réchauffement global du climat qui pousse le monde entier à modifier son modèle de consommation énergétique à travers une transition énergétique qui finira de toutes les façons à se généraliser au détriment des énergies fossiles. L’Algérie, et par conséquent Sonatrach devra aussi y participer, aussi bien en modifiant son modèle de consommation énergétique, qu’en décarbonant son modèle d’exploitation et de transformation des hydrocarbures.
- La quatrième raison est liée au potentiel humain, car il me semble qu’il y a eu beaucoup de déperdition de cadres de haut niveau, ou de faiblesse de mise à niveau continue de ceux qui sont restés en place, surtout au niveau du terrain (Exploration-Production), de la commercialisation, et du développement du partenariat dont il ne faut pas avoir peur et l’utiliser pour en tirer le meilleur profit (technologique, managérial, et plus-value localement).
Je suis sûr que les décideurs actuels de Sonatrach sont parfaitement conscients de tous ces enjeux, et en mesure de concevoir et mettre en œuvre les stratégies et programmes nécessaires.Ils n’ont cependant rien à apprendre de personne, il faut juste les soutenir et les laisser travailler.
Source : https://www.energymagazinedz.com/?p=3603