Dans un entretien accordé au quotidien El Moudjahid, Mr. Abdelmadjid Attar, expert et ancien Ministre de l’Energie, a détaillé les impacts de la hausse du baril de pétrole et du gaz naturel sur l’économie algérienne, et a entre autres fait part de son analyse sur les stratégies de développement à mettre en œuvre. Le contenu de cet entretien n’a pas été intégralement publié par le quotidien, aussi Mr. Attar nous en a fourni la copie intégrale que nous publions ci-dessous.
1-Le pétrole algérien s’est apprécié de plus de 13 dollars en juin dernier par rapport à mai, soutenu notamment par la croissance de la demande sur le marché mondial qui va se poursuivre en 2023, selon les prévisions de l’OPEP ; quel est l’impact de cette hausse sur le développement du secteur pétrolier en Algérie et sur l’économie algérienne à court et à moyen terme de manière général ?
R : L’impact de cette hausse est doublement positif. D’abord pour les recettes d’exportation du pays et bien sur son économie qui en dépend de façon très importante, notamment pour couvrir les importations, mais aussi pour soutenir le programme de développement décidé par le gouvernement. Ce dernier nécessitera un effort d’investissement important qui n’aurait jamais pu être soutenu avec les prix de 2019-2020. En deuxième lieu cette hausse devrait mettre à l’aise Sonatrach et l’amener à bien prendre soin de son planning de développement et de production des différents gisements de pétrole et de gaz qu’elle exploite, sans tenter de les « presser » parceque le pays a besoin de recettes fiscales et d’exportation, mais aussi d’assurer la sécurité énergétique des générations futures. La hausse a entrainé plus que le doublement du prix du gaz exporté indexé sur le baril de pétrole ou un panier de sources d’énergie (selon le type de contrat), sans compter la possibilité de vendre quelques volumes excédentaires sur le marché spot dont le prix a été multiplié par trois.
Il faut cependant rester vigilant parceque la situation géopolitique et la crise énergétique actuelles sont aussi porteuses de couts et de risques. Tous les prix des matières premières importées ont explosé, les pays les plus gros consommateurs investissent massivement dans l’économie d’énergie et les énergies renouvelables, la demande pétrolière n’est pas aussi durable qu’on le croit et tout indique que dans moins d’une décennie la demande pétrolière risque fort de décliner définitivement. Seul le gaz naturel maintiendra sa position pendant plusieurs décennies.
2-Pourquoi les prix du pétrole poursuivent leur croissance ? Quels sont les facteurs qui ont contribué à cette tendance haussière ?
R : Avant de parler de hausse, il faut d’abord revenir un peu en arrière pour analyser la tendance baissière depuis 2014, ses origines et ses impacts sur le marché pétrolier.
La récession économique affectait presque tous les pays, l’Europe avait un taux de croissance de 1%, le plus bas connu depuis 5ans, la région d’Asie était dans la meme situation, et seuls les USA vivaient une situation confortable avec non seulement un dollar très haut par rapport à l’Euro, mais aussi une autosuffisance en pétrole et gaz de schiste.
La demande a gravement chuté suivant la baisse de consommation, alors que l’offre a explosé avec l’arrivée sur le marché de nouveaux producteurs et surtout de nouveaux volumes de pétrole et de gaz de schiste qui ont aggravé la crise en 2014.
L’absence de cohésion au sein de l’OPEP ou le système de quotas n’existait plus, et la guerre économique que se livraient les gros producteurs du Moyen Orient, sans compter la Russie, a fait que le prix chute à moins de 50 dollars fin 2014, puis 30 dollars en 2015.
Les impacts de cette crise peuvent être résumés en :
- Une baisse importante de la demande par rapport à l’offre.
- Une victoire du pétrole et du gaz de schiste qui ont permis au plus gros consommateur / importateur d’hydrocarbures (USA) de s’auto-suffire et même d’exporter.
- Une prise de conscience des autres consommateurs qui se sont lancés dans l’accélération de leurs politiques de transition énergétique.
- Et seul résultat positif : une prise de conscience des pays producteurs de l’OPEP et ses alliés, devenus OPEP+, dès 2016 pour se mettre d’accord sur une politique concertée de production pétrolière afin de soutenir le redressement du baril. Le marché pétrolier a pu être plus ou moins stabilisé mais l’avènement du COVID 19 a quand même failli faire éclater cette cohésion pendant le mois d’Avril 2020.
Je pense que c’est la période 2014-2019 qui est le point de passage vers une nouvelle ère énergétique, avec le démarrage de nouvelles politiques énergétiques au niveau de tous les pays et les zones géographiques qu’ils soient producteurs ou simples consommateurs. La période COVID 19, aggravée par le conflit russo-ukrainien dont les impacts ultimes ne sont pas encore bien circonscrits, en a modifié quelque peu les trajectoires et les objectifs en mettant en évidence :
- D’une part l’importance stratégique de la source et de l’indépendance énergétique.
- D’autre part les délais incompressibles pour y arriver à travers les politiques actuelles de transition énergétique.
- Et par conséquent de l’impossibilité de se défaire de l’interdépendance énergétique aussi rapidement que le croient certains.
C’est ce contexte, soutenu par la cohésion des plus gros producteurs (OPEP+) qui permet en ce moment au marché pétrolier de se maintenir autour de 100 dollars. Son éclatement détruira le marché, et seuls des conflits géopolitiques majeurs pourraient entrainer des hausses exceptionnelles mais conjoncturelles au-delà de 150 dollars, pouvant être suivis d’une importante baisse en cas de récession économique mondiale.
3-Cette situation constitue-t-elle une aubaine pour le marché du pétrole ? Cependant, des experts en énergie craignent qu’il puisse y avoir un changement sur le marché du pétrole en 2022-2023, quelle est votre analyse ? Que faut-il faire justement pour garantir la stabilité du secteur ?
R : C’est déjà une aubaine, mais ça ne durera que si l’OPEP+ maintient sa cohésion face aux manœuvres géopolitiques en cours dans lesquelles il ne faut surtout pas s’impliquer.
Le marché pétrolier obéit en premier à ses fondamentaux de base, l’offre et la demande, qui sont aussi liés à leur tour à d’autres paramètres conjoncturels.
- La demande dépend principalement de la croissance économique mondiale. Elle ne chute que s’il y récession économique mondiale durable, elle-même provoquée par une crise ou un conflit géopolitique régional ou même mondial. Le monde est à « deux doigts » de ce risque qui peut survenir aussi bien en 2022 qu’en 2023 ou plus tard.
- La demande peut aussi chuter de façon normale et va certainement chuter, du moins pour le pétrole mais pas le gaz naturel dans moins d’une décennie à cause de la mise en œuvre des politiques de transition énergétique.
- L’offre dépend des réserves et des capacités de production de pétrole et de gaz naturel dans le monde. Elles sont globalement importantes et en mesure de subvenir à n’importe quelle demande durant plusieurs décennies. Mais dans les deux situations citées précédemment en matière de demande, c’est l’offre qui sera toujours supérieure à la demande, à moins d’une destruction des voies d’approvisionnement d’une manière ou d’une autre, ce qui correspondrait alors à une offre insuffisante.
- L’offre pourrait aussi être insuffisante à moyen terme du fait de la baisse des investissements dans le renouvellement des réserves et des capacités de production depuis 2014. Mais les premiers indices de modification des stratégies énergétiques des pays et plus particulièrement des grandes compagnies pétrolières indiquent le contraire avec probablement une baisse de la demande (pétrolière) au-delà de 2030-2035.
Le contexte géopolitique et énergétique mondial, caractérisé par une répartition géographique particulière (concentrée) des réserves et des capacités de production, ainsi que de la mutation des échanges énergétiques, nous laisse penser à une demande qui ne baissera pas de sitôt, surtout pour le gaz naturel. L’offre pourrait par contre poser plus de problème à long terme en devenant supérieure à la demande au-delà de 2030.
C’est pour toutes ces raisons qu’il faut faire vite en changeant de modèle de développement économique pour un pays comme l’Algérie qui risque de ne plus en avoir les moyens dans moins d’une décennie.
4- L’Algérie est-elle en mesure d’assurer ses engagements internationaux en matière de fourniture en gaz naturel, notamment auprès de ses partenaires européens ?
R : L’Algérie n’est certes pas un très grand pays pétrolier et gazier par ses réserves ou ses capacités de production conventionnelles, mais elle dispose de réserves non conventionnelles immenses et non exploitées ainsi que d’autres avantages que beaucoup d’autres pays n’ont pas :
- Situation géographique centrale au sein du bassin méditerranéen face à un marché encore dépendant des hydrocarbures, le gaz naturel en premier lieu, pour de longues années.
- Infrastructures de production et d’exportation très fiables.
- Possibilité de jouer un rôle de « portail » d’échanges entre l’Afrique et l’Europe.
- Une tradition de respect de ses engagements internationaux en matière de fourniture en gaz naturel vers tous ses partenaires.
Comme le monde est en train de muter à tous les points de vue, énergétique, économique, et géopolitique, l’Algérie ne pourra conserver et valoriser ces avantages à long terme au service de son développement économique que si elle met en œuvre à moyen et long terme :
- Une stratégie de développement économique indépendante de la rente pétrolière.
- Une politique de transition énergétique très volontariste au même titre que tous les pays du monde. Il s’agit plus précisément de modifier son modèle de consommation énergétique pour éviter les arbitrages difficiles entre la consommation et l’exportation qui risquent de survenir dans moins d’une décennie.
- Une politique de conservation et d’exploitation des ressources en hydrocarbures conventionnels qui tienne compte des intérêts et des besoins des générations futures, y compris à travers la priorité à la transformation/valorisation sur place.
- Une stratégie d’exploitation éventuelle à terme des autres ressources non conventionnelles, parceque le gaz naturel n’a pas encore dit son dernier mot, et sera présent en force dans tous les modèles de consommation énergétique futurs.
Le partenariat stratégique qui est en train de se construire avec l’Italie est très important parcequ’il se fait dans un environnement et dans un monde où l’approvisionnement énergétique va être un paramètre très important dans les relations extérieures de l’Algérie.
L’Italie est en train de devenir un partenaire de 1er plan. L’Algérie de son coté est non seulement un pays détenteur de réserves et de capacités de production de gaz importantes, mais aussi un pays qui peut devenir un portail énergétique de l’Afrique vers l’Europe à travers l’Italie.
Que l’Italie devienne un hub gazier entre l’Afrique, la Méditerranée, et le reste de l’Europe est une bonne chose pour l’Europe. Mais cela peut et doit l’être aussi pour l’Algérie, à condition que nous soyons aussi un acteur dans ce hub gazier futur.
Source : https://www.energymagazinedz.com/?p=1492