Dans son entretien avec la journaliste du quotidien Horizon, Wassila Ould Hamouda, Mr. Abdelmadjid ATTAR (consultant en Stratégie & Organisation, ancien PDG de Sonatrach et ancien Ministre des Ressources en Eau, et de l’Energie), a longuement répondu aux question posées au sujet du rôle du GECF et du gaz sur la scène énergétique mondiale à moyen et long terme, les paramètres qui impactent actuellement son marché, ainsi que la place de l’Algérie et les défis auxquels elle doit faire face à moyen et long terme.
Nous publions ci-dessous l’entretien dans son intégralité, dans la mesure où pour des raisons d’espace sur ses pages, le quotidien n’en a publié qu’une version raccourcie.
https://www.horizons.dz/?p=82262
1- Quels sont les principaux enjeux actuels pour les pays exportateurs de gaz qui vont se réunir, fin février en Algérie dans le cadre du GECF, et comment affectent-ils l’industrie de l’énergie dans le monde ?
R : Les enjeux sont importants et liés à la mutation rapide en ce moment de la scène énergétique mondiale autour :
- D’une accélération des politiques de transition énergétique qui impactent le marché de l’énergie de façon générale, surtout celui du pétrole qui n’arrive à se stabiliser que grâce à la cohésion actuelle au sein des principaux producteurs (OPEP+), et par conséquent celui du gaz dont une bonne partie est indexée sur le prix du baril.
- Le besoin et la nécessité de nouveaux investissements importants, non seulement pour maintenir les capacités de production et d’échange, mais aussi de décarbonation et réduction des émissions de méthane pour défendre sa place dans le mix énergétique mondial.
- Des conflits régionaux dont les impacts affectent aussi les échanges et entrainent beaucoup d’incertitudes quant à leur évolution à moyen terme, alors que le gaz est pourtant devenu la ressource la plus convoitée pour garantir la sécurité énergétique, particulièrement en Europe et de façon moindre en Asie pacifique où le charbon assure pour le moment une bonne partie de la production d’électricité.
- Les réserves mondiales en gaz naturel sont importantes (200.000 à 250.000 Mds M3 sans compter celles en gaz de schiste), mais le problème de nos jours et à moyen terme va être lié aux corridors des échanges qui seront eux même liés aux alliances géopolitiques en cours de restructuration.
- Le mode d’organisation et de fonctionnement actuel du GECF, qui contrôle certes 70% des réserves gazières mondiales, 42% de la production mondiale dont 45 à 50% sont exportés, et 60% des exportations de GNL à travers le monde. Mais qui ne lui permet pas encore de peser sur le marché comme le fait l’OPEP+.
Tout le problème va consister à définir j’espère la meilleure voie pour défendre les intérêts des membres du GECF, mais sans aggraver non plus la crise énergétique actuelle dont les impacts les affecteront aussi, sans compter les impacts du dérèglement climatique avec des hauts et des bas de température qui influencent beaucoup les consommations de gaz surtout. Ce dernier est quand même la ressource énergétique qui va garantir la sécurité et la transition énergétique à moyen et long terme. Sa demande continuera à croitre entre 1 et 2% par an. Il compte pour 22% dans le mix-énergétique mondial, et atteindre probablement plus de 25% à l’horizon 2050.
C’est cela l’avantage du gaz, et par conséquent la force d’un GECF uni.
2- Comment les pays exportateurs de gaz peuvent-ils collaborer pour promouvoir la stabilité du marché mondial du gaz et assurer un approvisionnement durable à long terme, accessible et abordable, tout en respectant les objectifs de durabilité environnementale et de réduction des émissions de gaz à effet de serre ?
R : Le secret est dans la cohésion en matière de collaboration justement à l’image de ce que l’OPEP et l’OPEP+ font depuis plusieurs années. L’intérêt est commun, parceque en face la demande est garantie même si elle est variable en ce moment du fait de mise en œuvre de politiques de réduction des consommations d’énergie, et surtout la recherche d’une diversification des sources approvisionnements qui risque d’entrainer progressivement une maitrise du marché par le consommateur d’une part, et d’autre part le poids d’alliances politiques centrées sur le facteur énergie. Il faut d’autre part comme vous venez de le souligner activer l’introduction de process et de technologies susceptibles de réduire les émissions de gaz à effet de serre pour consolider la place du gaz dans le mix énergétique. Et c’est dans ce domaine qu’il faut exploiter l’organisme créé par le GECF : « Institut de Recherche sur le Gaz (GRI) », en renforçant ses capacités techniques et humaines. Le Secrétaire Général du GECF l’a parfaitement compris en déclarant : « « la nécessité de soutenir le financement des projets de gaz naturel et la mise à l’échelle de technologies plus propres. Cela est crucial pour des transitions énergétiques justes, inclusives et ordonnées qui répondent aux besoins de développement durable, de sécurité énergétique et d’accessibilité énergétique». Et le Ministre algérien de l’Energie a aussi souligné de son côté que le Sommet du GECF devrait « refléter les objectifs et la Vision du GECF qui consiste à faire du gaz naturel la ressource centrale d’un développement inclusif et durable ».
Il faut enfin espérer qu’il n’y ait pas « parasitage géopolitique » au cours de ce sommet qui est si important pour tous ses membres.
3- Quel rôle joue l’Algérie en tant que pays exportateur de gaz, et comment ses efforts contribuent-ils à répondre à la demande mondiale croissante en énergie. Et quels sont les défis spécifiques auxquels elle est confrontée en matière de production et d’exportation ?
R : Vous savez, l’Algérie n’est ni un grand producteur, ni un grand exportateur de pétrole ou de gaz dans le monde de façon globale. Elle produit actuellement entre 100 et 105 Mds M3 de gaz, soit 6,4% de la production du GECF, et dont elle exporte environ la moitié. Mais elle l’est au sein de l’Afriqueet au centre du bassin méditerranéen, en face d’un marché européen qui fait l’objet d’une convoitise et d’une compétition féroces. C’est une position de force dont il faut tenir compte en tant que premier producteur et premier exportateur africain de gaz vers le marché européen.
Il lui faut cependant tenir compte de la compétition qui provient en ce moment aussi bien de producteurs importants lointains, Moyen Orient et USA, la Russie étant maintenant de plus en plus orientée vers le marché asiatique, que de nouveaux producteurs africains sur les côtes Est et Ouest où plusieurs découvertes récentes ont été faites et sont en cours de développement. Pour le moment l’Algérie remplit parfaitement ses obligations contractuelles sur le marché européen, mais elle doit consentir d’autres efforts pour maintenir sa place en tant que fournisseur fiable. Son potentiel actuel en réserves conventionnelles lui permet de répondre à toutes ces obligations et de faire face en même temps à sa consommation énergétique intérieure sur une décennie, mais au-delà, il faut se préparer maintenant avec le démarrage de sa transition énergétique en accélérant le recours aux ENR, y compris l’hydrogène dans le futur (au-delà de 2030), une transition économique pour en finir aussi avec la dépendance de la rente pétrolière.
L’Algérie a toujours été un membre petit producteur mais modérateur au sein de l’OPEP, elle peut l’être beaucoup plus au sein du GECF.
4- Pour maintenir sa position de leader dans la région et surtout pour faire face à la concurrence, de plus en plus rude, dans le marché mondial du gaz, l’Algérie devra-elle engager de nouveaux investissements pour accroître sa production, la diversifier ( gaz de schiste) et réussir sa transition énergétique ?
R : Tenant compte de tout ce que je viens de vous dire, cela signifie simplement qu’il faut avoir une vision à long et très long terme, car les stratégies développées en ce moment sont toutes centrées sur un facteur clé : la souveraineté énergétique, qu’elle soit assurée par des ressources fossiles, renouvelables, ou toutes autres qu’on ne connait ou on ne maitrise pas encore aujourd’hui, peu importe. Il faut les posséder, les contrôler, ou avoir les moyens de les acquérir. L’Algérie a trois types de ressources :pétrole et gaz en ce moment pour assurer sa souveraineté énergétique et soutenir son économie, ENR pour assurer sa transition à terme, mais hélas un retard en matière d’usage. A long terme ces avantages ne doivent pas se transformer en handicaps. L’AIE prévoit déjà un pic de la demande pétrolière avant 2030 ! Le gaz est pour le moment épargné et le monde en aura besoin bien après 2050. Il est donc nécessaire :
- D’accroitre ses investissements en matière de renouvellement des réserves et de maintien de ses capacités d’exportation, surtout en matière de GNL dont le marché est en plein accroissement. Il faut rappeler à ce sujet que les capacités de liquéfaction (nominales) algériennes sont d’un peu plus que 50 milliards M3, alors qu’elles ne fonctionnent qu’à 30%. D’où la possibilité de les alimenter avec une production plus importante.
- Entamer le développement des réserves en gaz de schiste qui sont de 24.000 milliards M3 techniquement récupérables, à travers cependant des partenariats adaptés à ce type d’exploitation qui est l’objet de polémiques injustifiées, alors qu’il a fait des USA les premiers producteurs et exportateurs de gaz naturel. L’Algérie est parfaitement en mesure d’en produire au moins 20 Milliards M3 à l’horizon 2030-2035 et probablement plus au-delà de 2040 (50 Mds M3 ?).
- Accélérer et doubler ou même tripler les investissements dans les ENR dont la production d’énergie correspondra à autant de gaz économisé aussi bien pour les générations futures que pour son exportation.
Une stratégie énergétique globale et à long terme c’est ce dont a besoin l’Algérie.
5- Quelles sont les perspectives d’avenir pour l’industrie du gaz, tant du point de vue de la demande que de l’offre, et quelles sont les implications pour les pays exportateurs comme l’Algérie ?
R : Globalement, tous les indicateurs montrent que la demande mondiale en gaz va poursuivre sa croissance à raison d’une moyenne de 1,5% par an à l’horizon 2050, au détriment du pétrole et du charbon, mais pas des ENR dont le taux de croissance est très important en ce moment, à raison de 7,5%. Est-ce que ce dernier va se maintenir, c’est difficile à dire, mais une chose est sure : le mix énergétique mondial est définitivement orienté vers des sources d’énergie qui doivent répondre à trois critères :
- Propres et renouvelables.
- Fiables et accessibles (PRIX !)
- Garantissant ou ne mettant pas en péril la souveraineté énergétique.
Aucune ressource ne répond actuellement à tous ces critères en même temps, d’où l’adoption par tous les pays du « parcours en transition énergétique ». Aujourd’hui l’énergie renouvelable est la moins chère, mais pas en puissances suffisantes, le nucléaire non plus. Le gaz naturel par contre est largement disponible en matière de réserves et de capacités de production dans le temps. C’est ce qui en fait le meilleur « compagnon des ENR ».
Selon l’AIE, la demande mondiale en gaz naturel devrait connaitre une croissance régulière malgré certains reculs conjoncturels dus aux aléas climatiques un peu partout dans le monde, et des troubles géopolitiques, créant parfois des surplus sur certains marchés et par conséquent un volatilité du prix du gaz qui avait atteint un pic historique de 100 $/MMBtu en Aout 2022.
En 2023, les prix sont demeurés aussi assez élevés du fait de la difficulté en Europe pour remplacer les approvisionnements russes sous embargo, notamment par des livraisons suffisantes en GNL, dans la mesure où les capacités de production et de transport étaient presque toutes engagées dans des contrats en cours. C’est ce qui a permis aux USA de doubler ses exportations à un prix (Fob) très confortable. A titre d’exemple, le prix spot sur le marché TTF a été de 38 $/MMBtu, légèrement supérieur au marché japonais JKM qui était de 34 $, tandis que celui du marché US Henry Hub a atteint un pic historique de 6,5 $.
Au début de ce mois de Février ces prix ont certes chuté sur tous les marchés mais demeurent plus élevés que ceux enregistrés avant 2021 et varient très peu entre les marchés Européen et d’Asie-Pacifique. Ils obéissent en général à des formules de calcul contractuelles et des paramètres d’indexation sur le baril du pétrole, ou un panier d’énergies sur les marchés spot en GNL surtout. Les échanges en GNL sur ces marchés spot se font avec des prix qui varient beaucoup dans le temps en fonction de la demande et de l’offre, mais demeurent en général proches aux prix contractuels. Seul le marché Nord-Américain demeure relativement bas, étant régulé uniquement (au comptant) par l’offre et la demande propres aux USA.
PRIX MOYEN DU MMBtu EN JANVIER 2024
Oil indexed | AECO (Canada) | Henry Hub (USA) | TTF (Europe) | SPIMEX (Russie-CEI) | GIXI (Inde) | JKM (Japon) | Adelaide (Australie) |
12 à 13 $ | 2,2 $ | 3,2 $ | 9,5 $ | 1,6 $ | 12 $ | 10,3 $ | 7,9 $ |
Toujours est-il qu’en ce moment la plus grosse difficulté demeure dans la prévision du prix du gaz au-delà du moyen terme, même si à priori la demande va continuer à s’accroitre surtout dans le domaine industriel où la disponibilité du gaz est plus importante.
Il est par conséquent clair que la demande continuera à croitre de façon modeste, mais le marché demeurera très sensible à l’offre qui pourrait devenir supérieure, surtout par l’intermédiaire d’une croissance des échanges en GNL dont les infrastructures de liquéfaction et de regazéification sont en croissance continue dans le monde. Seuls les USA semblent en ce moment être tentés par un gel ou une suspension temporaire de tout nouvel accord de construction d’unités de liquéfaction, et par conséquent d’exportation de nouveaux volumes de GNL au-delà de 2027 ou 2030. Mais à priori cela dépendra des résultats des élections présidentielles US en 2024.
Tous ces paramètres sont en faveur de concertations approfondies entre les membres du GECF pour protéger leurs intérêts, et éviter une compétition qui impactera de façon très négative le marché gazier.
Source : https://www.energymagazinedz.com/?p=3743