Nous vous proposons ci-dessous l’intégralité de l’entretien de monsieur A.Attar fait par monsieur R.Akli pour le quotidien « Algérie Aujourd’hui »
Entretien réalisé par R. Akli
Face aux risques de plus en plus accentués de sécheresse et de stress hydrique qui pèsent pratiquement sur l’ensemble des régions du globe, l’Algérie entreprend désormais de renforcer en urgence son infrastructure déjà conséquente de dessalement de l’eau de mer, avec comme objectif de quasiment tripler ses capacités de production d’ici à 2030.
Plusieurs projets de réalisation de nouvelles stations de dessalement ont été ainsi rapidement mis en chantier, certaines ayant déjà été mises en service, à l’image de celle d’El-Marsa à Skikda, tandis que d’autres devraient suivre à très court terme afin de porter, in fine, la part de l’eau dessalée dans la couverture des besoins nationaux en eau potable à pas moins de 60% dans les sept prochaines années.
Un enjeu des plus vitaux pour le pays et au sujet duquel Abdelmadjid Attar, ingénieur géologue, ancien ministre de l’Energie et ancien ministre des Ressources en eau, nous livre quelques éléments d’analyse, tout en soulignant le caractère névralgique de la stratégie nationale de dessalement de l’eau de mer pour garantir à l’avenir la sécurité hydrique du pays. Interview…
Vous aviez pris part au début des années 2000 à la gestion du secteur de l’eau et au lancement du programme national de dessalement de l’eau mer, en tant que ministre du secteur. Quelle était la situation et les défis du moment ?
C’est plus exactement en juin 2002 que j’ai intégré le secteur des ressources en eau, alors que l’Algérie vivait une année de sécheresse terrible depuis 2001, un déficit pluviométrique qui avait dépassé les 30% sur les trois décennies précédentes, particulièrement à l’ouest du pays, un taux de remplissage des barrages inférieur à une moyenne nationale de 35%, et quelques barrages pratiquement secs.
Une situation plus que préoccupante, qui avait amené le secteur de l’eau à prendre des décisions d’urgence dès 2000-2001 par l’installation d’une dizaine de petites stations de dessalement autour d’Alger et d’autres villes côtières, à raison de 5.000 à 10.000 m3/jour chacune.
Mais ce n’était là que des solutions provisoires auxquelles nous avons rajouté dès 2002 quelques projets urgents de transfert d’eau entre barrages autour d’Alger surtout.
Entre-temps, nous avons réalisé tout au long de 2002-2003 au sein du ministère des Ressources en eau une évaluation précise de la situation des ressources en eau, des besoins, des perspectives à moyen et long termes (2003-2023).
Quelle a été la conclusion ?
La conclusion était sans appel : un risque d’aggravation du déficit en eau à long terme, la nécessité d’activer la réalisation de nouveaux barrages, l’accélération de la mise en œuvre des interconnexions des barrages dont les projets étaient prêts mais manquaient de fonds nécessaires, l’étude de trois grands projets de transfert d’eau de la nappe albienne vers les hautes plaines-hauts plateaux et un transfert vers Tamanrasset, la rénovation des réseaux de transport et de distribution dont les pertes étaient en moyenne de 40% et, enfin, le lancement de projets de dessalement de l’eau de mer pour alimenter toutes les régions côtières afin de soulager l’usage des eaux des barrages et des nappes souterraines au bénéfice de l’agriculture qui en consomme 70 à 80%.
C’est cette stratégie appelée «plan de développement des ressources en eau 2003-2023» qui a été présentée au gouvernement qui l’a adoptée, mais a décidé de charger le secteur de l’énergie pour ce qui est du dessalement de l’eau de mer, avec une douzaine de stations à réaliser le long de la côte méditerranéenne.
Quelle évaluation peut-on faire aujourd’hui sur ce qui a pu être réalisé ou non pour améliorer la situation, et comment se présente, selon vous, la situation globale de l’Algérie, en termes de disponibilité et de pérennisation de la ressource hydrique ?
Je n’ai pas assez d’éléments pour évaluer la mise en œuvre de cette stratégie, mais globalement je sais que le secteur de l’eau a réalisé l’essentiel de ses programmes en augmentant le nombre de barrages à 84, en réalisant toutes les interconnexions de barrages (MAO, Beni Haroun, etc.), en rénovant les réseaux de transport et distribution au niveau des grandes villes, mais cela ne me semble pas assez, car les pertes semblent demeurer importantes dans de nombreux cas (30 à 40%).
En matière de grands transferts, seul celui de Tamanrasset a été réalisé.
Les études des 3 transferts vers les hautes plaines et hauts plateaux sont terminées mais leur réalisation est en attente…
En matière de traitement des eaux usées, le nombre de stations a atteint 250 avec une capacité de traitement installée de 1,5 milliard de m3/an.
Par contre, il y a des insuffisances en matière d’exploitation de ces eaux usées dont le volume traité à ce jour atteint à peine 450 millions de m3, et dont seule une cinquantaine de millions de m3 est réutilisée.
Combien de m3 par an faudrait-il traiter selon vous ?
En principe, il serait possible de traiter au moins 800 millions de m3 par an et irriguer avec jusqu’à 200.000 ha. Le problème majeur qui demeure est aussi celui de la gestion et de la rationalisation de la consommation par tous les usagers.
Il y a trop de gaspillage et tout le monde reconnaît qu’il est lié au prix de cette ressource très largement subventionnée par l’Etat.
L’autre insuffisance est due probablement aussi à des prévisions pluviométriques trop optimistes quand nous avons analysé le potentiel à long terme il y a deux décennies, alors que la consommation par habitant ou par usage allait dépasser toutes nos prévisions, avec une irrégularité pluviométrique aggravée par le changement climatique.
En matière de dessalement, le secteur de l’énergie a réalisé 11 stations importantes d’une capacité totale installée de 2,1 millions de m3 par jour, sur les 18 stations prévues initialement. Mais ces 11 stations n’ont jamais pu fonctionner à plus de 70% de leur capacité, soit en moyenne 546 sur les 770 millions de m3 par an.
Le défi auquel nous faisons face depuis 2020 est par conséquent important : pluviométrie en chute continue, besoins et consommations en croissance, gaspillage et risque de conséquences graves à long terme, notamment sur le secteur agricole.
Il faut rappeler que sur les 80 milliards de m3 en apports annuels pluviométriques, seuls 10,5 Mds m3 vont au ruissellement pour alimenter les barrages (84) et retenues collinaires (1000) avec 2 à 3 Mds m3. Seuls 2,5 Mds m3 s’infiltrent dans le sous-sol, et les 67 autres Mds m3 s’évaporent.
Les 84 barrages dont la capacité totale est de 8 à 9 Mds m3 ne sont remplis qu’à moins de 40% actuellement.
A titre d’exemple, le barrage de Taksebt n’est actuellement rempli qu’à 27%, un niveau inimaginable au moment où il avait été conçu et décidé !
Le potentiel en eaux souterraines est de 2,5 Mds m3 au Nord et 5 Mds m3 au Sud à partir de réserves non renouvelables estimées à 35.000 Mds m3, mais dont le niveau piézométrique est en chute dans plusieurs régions surexploitées.
Quelle part représente actuellement le dessalement dans la couverture des besoins nationaux en eau, et quels objectifs faudrait-il atteindre et sur quelles échéances pour garantir une disponibilité suffisante en ce domaine ?
L’aggravation du stress hydrique a entraîné la décision du gouvernement d’accélérer la construction de nouvelles stations de dessalement de l’eau de mer avec un programme d’urgence de 7 stations monoblocs autour d’Alger pour 127.000 m3/jour, à réaliser dans un délai d’une année, ainsi que la possibilité d’augmenter la capacité des stations du Hamma et Fouka de 60.000 m3/jour.
Le programme à long terme qui a démarré dès 2021 pour augmenter la production d’eau dessalée à compter de 2024 comporte 9 autres stations dont la capacité varie entre 50.000 et 300.000 m3/jour chacune sur les wilayas d’El-Tarf, Béjaïa, Tizi Ouzou, Boumerdès, Alger, Tipaza et Oran.
Ceci laisse supposer que la production d’eau dessalée atteindra 890 millions de m3 par an en 2024, puis progressera à un peu plus de 2 milliards de m3 par an en 2030, soit 60% des besoins en eau potable, en supposant que les 11 stations actuelles puissent être rénovées ou remplacées pour atteindre leur capacité maximale.
Ce programme nécessitera un peu plus que 4 Mds de dollars.
A quels objectifs pourrait répondre la décision récente des pouvoirs publics de confier la stratégie nationale de dessalement de l’eau de mer à une nouvelle agence placée sous la tutelle du ministère de l’Hydraulique ?
Cette décision est tout à fait logique et a été recommandée à plusieurs reprises par de nombreux experts. L’eau, l’énergie et les sols sont les trois ressources fondamentales dont la gestion doit être assurée avec une vision à long terme et un regard constant sur les défis à affronter par rapport aux changements climatiques.
De la même façon que le secteur de l’énergie est organisé autour d’agences nationales (Alnaft, ARH, CREG, Aprue) et d’acteurs opérateurs dans l’énergie, le secteur de l’eau doit aussi être organisé de la même manière.
La nouvelle agence chargée du dessalement devrait en principe prendre en charge à terme toutes les activités relatives au dessalement de l’eau de mer qui vont certainement s’installer de façon durable dans le paysage algérien, parce que l’eau est déjà ou sera bientôt une préoccupation primordiale à travers le monde, non seulement pour la consommation domestique, mais surtout pour l’agriculture, et par conséquent un enjeu primordial pour la sécurité alimentaire.
La demande en eau potable en 2030 devrait atteindre pour l’Algérie, entre 3,7 et 5,3 Mds m3, selon le scénario volontariste ou tendanciel, avec une population qui va atteindre environ 50 millions d’habitants.
La demande en eau pour l’irrigation devrait quant à elle atteindre les 12 Mds m3 sur la base d’un objectif de 2 millions d’hectares à irriguer à cet horizon.
Il faudrait alors disposer entre 15 et 18 milliards de m3 par an, en réservant 70% au moins à l’agriculture, pour parvenir à une sécurité alimentaire satisfaisante.
Or seule une très bonne année humide est en mesure de prévoir une disponibilité d’environ 15 Mds m3, tandis que la moindre année sèche arrivera difficilement à 12 ou 13 Mds m3 comme c’est le cas actuellement.
Source : https://www.energymagazinedz.com/?p=2846