Dans une de nos analyses publiées le 26 Janvier 2022, nous avions mis en évidence l’accroissement des convoitises et des compétitions sur le potentiel gazier de ce bassin dit « Bassin du Levant ». Un potentiel « dont le développement mettra sur le marché des volumes largement supérieurs aux besoins des pays riverains », mais o combien recherchés par les pays européens ne pouvant plus compter sur le gaz russe à court terme.
Selon le Think Tank européen « EuropeanCouncilon foreign relations », le volume de gaz naturel se trouvant en Méditerranée orientale dépasserait les 3 500 milliards de m3, soit l’équivalent de la production mondiale annuelle de gaz qui était de près de 4 000 milliards en 2020 selon International Energy Agency (Agence internationale de l’énergie), l’agence onusienne relative aux ressources énergétiques. Il correspondrait donc à l’un des plus grands champs de gaz naturel encore non exploité, et de plus dans une région partiellement explorée, comparable à la région arctique. Les pays concernés par ces nouvelles réserves gazières sont l’ensemble des États de la région disposant d’une façade maritime assez conséquente pour revendiquer l’exploitation de ces nouveaux champs gaziers : Chypre, Égypte, Grèce, Israël, Italie, Liban, Libye, Palestine,Syrie et Turquie.
Pour le moment, les principaux gisements de gaz développés ou en production sont localisés en majorité au niveau du domaine minier égyptien et israélien, et secondairement chypriote. Les trois gisements dénommés Aphrodite, Léviathan et Zohr regroupent ainsi à eux seuls des réserves prouvées de 1 140 m3, et couvriraient à eux trois, ces gisements couvriraient plus des deux-tiers des réserves prouvées de la Méditerranée orientale. Mais le potentiel gazier ultime du bassin serait beaucoup plus important, et les dernières découvertes faites surtout en Egypte sont en train de placer ce bassin gazier partagé par plusieurs pays au centre d’immenses intérêts autour des investissements nécessaires :
- Au développement des réserves découvertes.
- A la construction des infrastructures de transport ou de liquéfaction, et d’exportation vers le marché européen, ou alors le renforcement des infrastructures existantes en Egypte, mais insuffisantes par rapport au niveau de production pouvant être atteint à moyen terme.
Mais ces perspectives font face à des enjeux géopolitiques parfois complexes.
- Pour le moment, seul le domaine minier offshore de l’Egypte comporte des volumes de réserves, et des infrastructures pouvant justifier par exemple la construction d’un gazoduc « EastMed » qui pourrait au passage prendre en charge une partie des autres productions israéliennes ou chypriotes, ou encore le renforcement des capacités de liquéfaction égyptiennes. Les pays concernés (Egypte, Chypre, Grèce, et Israël) ont ainsi ratifié une charte sur le Forum du gaz de la Méditerranée orientale (FEMG)auquel se sont joints l’Italie, la France, la Palestine et la Jordanie, ce qui a surtout renforcé les liens entre Chypre et l’Egypte dont les capacités de production et la position en Méditerranée lui permettent ainsi d‘aspirer à devenir le futur hub d’exportation gazière dans la région. L’Egyptea d’ailleurs signé en Juin 2022 un accord avec Israël permettant à ce pays de transférer une partie de sa production gazière vers les unités de liquéfaction égyptiennes avant son exportation en GNL vers l’Europe.
- Dans sa partie Nord, le Bassin du Levant comporte un domaine minier pouvant receler des réserves gazières entre Israël, le Liban, et la Syrie. Mais là aussi, le contentieux frontalier entre Israël et le Liban n’est pas réglé malgré la médiation des USA en cours.
- Enfin vers le Nord-Est de Chypre, il va falloir tenir compte de la Turquie qui mise non seulement sur son positionnement dans ce bassin, mais aussi son récent accord avec la Libye sur la délimitation de zones offshore communes, par où devrait transiter « l’East Med », en direction de la Grèce ou de l’Italie, principale porte d’entrée vers l’Europe. Cet accord a déjà entrainé de vives contestations de la part des pays voisins (Grèce, Chypre et Egypte).
Pour le moment, les différents acteurs (pays et compagnies) en place se contentent de comptabiliser les découvertes successives et les inscrire dans leurs stratégies de redéploiement dans cette région. C’est ainsi que :
- Chevron vient d’annoncer en Décembre 2022 une importante découverte de gaz par le puits « Nargis-1 », foré au niveau d’un périmètre de recherche de 1800 Km2 acquis juste en 2020 en partenariat avec la société étatique Egyptienne TPC, et la compagnie italienne ENI, dont les installations de production voisines pourraient accélérer son développement. Cette découverte renfermerait des réserves évaluées à 3,5 Tcf (99 Mds M3) de gaz naturel selon le Middle East Economic Survey. Chevron opère déjà ou est présente sur six autres périmètres de recherche et d’exploitation dans la région, contenant au total 4 gisements dont deux exploitées par elle (Sidi Barrani et North El Dabaa), et deux en partenariat (North Marina et North Cleopatra). Elle exploite aussi les deux principaux gisements israéliens de « Leviatan » et « Tamar ».
- La compagnie italienne ENI, encouragé par son succès « Zohr », un important gisement de gaz (850 Mds M3) découvert en 2015 et rapidement mis en production, est devenue le principal partenaire sur le domaine minier égyptien, avec une dizaine de périmètre de recherche et d’exploitation, ainsi que plusieurs autres découvertes de gaz surtout, dont la plus récente faite au niveau du puits « Thuraya » à proximité de la frontière avec Gaza.
- La compagnie américaine Exxon, elle vient de prendre une sérieuse option sur deux blocs égyptiens en offshore profond (blocs E1 et E2) en bordure du domaine minier chypriote où elle a déjà enregistré en 2019 la découverte du gisement gazier de Glaucus qui renfermerait entre 5 et 8 Tcf (141 à 226 Mds M3).
- Les autres grandes compagnies (Shell, BP, Total, et Wintershall) ne sont pas en reste et pratiquement toutes présentes en tant qu’opérateurs ou partenaires sur tout le Bassin du levant, et plus particulièrement en Egypte. Wintershall vient aussi d’annoncer une découverte de gaz sur le domaine minier égyptien, et dont on ne connait pas encore les réserves.
Ainsi, la majeure partie des gisements en exploitation ou en cours de développement sont inégalement répartis et sous souveraineté égyptienne, israélienne, et chypriote, alors que le potentiel ultime est aussi bien situé dans cette partie du bassin du levant que dans les zones relevant du Liban, la Syrie, Chypre, Turquie, Grèce, dont les frontières maritimes sont sujettes à des conflits.
Pour prétendre à l’exploitation de cette précieuse ressource il y a un hic !
Pour prétendre à l’exploitation du domaine offshore, les États doivent justifier de leur souveraineté sur la zone économique exclusive (ZEE) dans ces eaux. Une ZEE est un concept créé par le droit de la Mer conféré par la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, lors de la convention de Montego Bay de 1982. Cette ZEE s’étend des côtes d’un État jusqu’à 200 milles marins (soit environ 370 kilomètres). Les États peuvent demander à certaines conditions une extension de leur ZEE jusqu’à 350 milles marins (soit environ 650 kilomètres). Ces ZEE garantissent la souveraineté des États sur les eaux incluses dans leur ZEE, qui peuvent ainsi prétendre à l’exploitation des ressources de ces eaux et de leur sous-sol, ressources halieutiques mais également minières et fossiles, comme le gaz.
Aujourd’hui, plus que jamais le gaz est au cœur d’enjeux géopolitiques à l’échelle mondiale. L’Europe souhaite sortir de sa dépendance du gaz provenant de son voisin russe, et diversifier ses sources énergétiques notamment gazières par les mesures prises dans le cadre de RePowerEU. Pour cela, elle recherche d’autres sources d’approvisionnement d’énergie fossile, comme le pétrole ou le gaz, notamment depuis l’Azerbaïdjan, l’Algérie, la Norvège…et bien sur la Méditerranéeorientale.
Réconciliation et Paix
Cette stratégie se heurte néanmoins à une situation géopolitique tendue en Mer Méditerranée, dont le bassin dulevant est une aire de contact entre plusieurs nationalités, religions et cultures. Un ensemble multinational qui est loin d’avoir les mêmes intérêts et a connu dans son histoire – et aujourd’hui encore – de nombreuses guerres et conflits.
Israël est l’un des meilleurs exemples de cette situation géopolitique tendue. Ainsi, officiellement, Israël est en guerre avec deux des quatre États partageant une frontière terrestre avec lui, ceci sans prendre en compte le cas du territoire palestinien occupé. L’Égypte et la Jordanie sont les deux seuls voisins d’Israël à avoir, d’une part, officiellement reconnu son existence et, d’autre part, à avoir signé un traité de paix avec lui en 1979. Une situation permettant des échanges économiques importants ainsi que l’exportation du gaz israélien vers ces territoires. L’Egypte a même permis le début de la construction d’un nouveau gazoduc en 2021 qui permet de relier le champ gazier israélien Léviathan à l’Égypte et à ses industries de liquéfaction du gaz.
Récemment, le 11 octobre 2022, Israël et le Liban ont signé un accord de reconnaissance de leur frontière maritime. Cet accord, bien qu’il ne soit ni un traité de paix ni un traité permettant la reconnaissance d’Israël par le Liban, a été qualifié « d’historique » par le premier ministre israélien, Yair Lapid. Ce traité permet aux deux signataires d’exploiter librement et en toute souveraineté leurs champs gaziers respectifs. Car tout l’enjeu est dans l’exploitation de cette précieuse ressource, alors que le traité ne permet ni paix, ni reconnaissance, ni même accord frontalier sur les frontières terrestres, mais seulement ce qu’il fallait aux deux États pour extraire le gaz des gisements nouvellement découverts ou à découvrir : une simple reconnaissance de leur frontière maritime.
Une telle politique est également menée avec la Jordanie et l’Égypte, ainsi que la République de Chypre et la Grèce. Cette politique possède plusieurs déclinaisons allant de la reconnaissance des frontières maritimes, comme entre le Liban et Israel, jusqu’au développement d’infrastructures communes, comme en atteste le projet israélo-gréco-chypriote du gazoduc Eastmed.
L’activisme politique et diplomatique en matière gazière s’est d’ailleurs matérialisé par la création en 2021, comme cité plus haut, du Forum du Gaz de la Méditerranée Orientale(FGMO). Ce forum regroupe Israël, la Grèce, Chypre, et l’Égypte, mais aussi la Jordanie, la Palestine, l’Italie et laFrance. La présence de ces derniers démontre l’intérêt stratégique du gaz levantin pour l’Europe. Le gaz méditerranéen peut ainsi permettre le rapprochement entre les pays, et les ennemis d’hier, qui par leur coopération permettent à chacun de se développer, et in fine de devenir une région intégrée économiquement. En bref, le gaz peut être une préoccupation commune du pourtour du bassin et donc un objet facilitateur de paix dans une région aussi troublée que la Méditerranée orientale. Une paix aux intérêts payant puisque l’Union européenne, toujours dans son objectif de se sortir de sa dépendance au gaz russe, a signé un accord avec Israël et l’Egypte le 15 juin 2022 afin de permettre un approvisionnement en gaz du bassin levantin vers le continent européen.
Mais l’absence assourdissante au FGMO d’un membre incontournable de la région laisse craindre que le gaz ne soit pas uniquement une source de paix, mais également de convoitises … Explication
Bellicisme turque : quand ressource et nationalisme se rencontrent
L’éléphant dans la pièce n’est autre que la Turquie et la politique nationaliste, cependant légitime, de Recep Tayyip Erdoğan, le président turc ; politique motivée entre autres par les possibles ressources gazières en Mer méditerranée et plus particulièrement en Mer Egée.
La Turquie n’a jamais signé la Convention de Montego Bay de 1982, et à ce titre, reconnaît les eaux territoriales et les ZEE selon les coutumes internationales. Pour elle, le traité de Lausanne de 1923 doit donc s’appliquer en la matière, traité selon lequel la Mer Egée est une mer ouverte à ses deux pays riverains, la Grèce et la Turquie. De même, cette disposition doit permettre, selon la Turquie, à chaque pays de disposer librement des eaux de la Mer Egée et de ses ressources autrement dit des eaux territoriales qui doivent être fixées à 6 milles marins des côtes afin de permettre une répartition équitable de la mer entre Grecs et Turcs.
Or, la Grèce, quant à elle, reconnait les accords de Montego Bay et souhaite l’application du droit de la mer, tel que considéré par l’ONU, aux eaux de la Mer Egée. Pour la Grèce, sa ZEE s’étend le long des côtes de chaque île sous souveraineté grecque, en respect du droit international. Cette contestation de la souveraineté maritime de la Grèce se couple à une contestation de la souveraineté terrestre de la Grèce sur certaines îles égéennes par la Turquie, par exemple celle de Kardak. Ce conflit provoqué par la Turquie a pour but l’exploitation des sous-sols de la Mer Egée, « supposée » riche en gaz. L’envoi par la Turquie du bateau d’exploration gazière « Oruç-Reis » escorté par des vaisseaux militaires turcs au large des côtes helléniques, c’est-à-dire dans la ZEE revendiquée par la Grèce, n’a fait qu’aggraver le différend qui risque aujourd’hui de dégénérer en guerre ouverte.
Bien que ni la Turquie, ni la Grèce ne souhaitent entrer en guerre, les actions de la Turquie et les déclarations de son gouvernement ne font qu’attiser les craintes. En effet, diplomatiquement, la Turquie fait pression sur ses partenaires pour qu’ils reconnaissent les eaux turques revendiquées en Mer Egée, et c’est ainsi qu’en 2019 le gouvernement de Tripoli, fragilisé par une guerre civile, a signé avec la Turquie un accord reconnaissant les revendications tuques en Merméditerranée. Suite à cet accord, un nouveau traité a été signé en octobre 2022 insistant notamment sur la possibilité pour la Turquie de rechercher des ressources gazières dans ses eaux et dans les eaux considérées comme libyennes par l’accord. Toutefois, il est à noter que L’accord signé par le Gouvernementd’uniténationale de Dbeibé est paralysé car il viole les droits économiques de ses voisins, mais aussi parceque les opposants à ce mémorandum, dont l’Egypte, Chypre et la Grèce, font également savoir que le Gouvernement Libyen d’Union Nationale (GUN) du Premier ministre Abdul Hamid Dbeibé n’a pas le pouvoir d’approuver de tels accords stratégiques, puisqu’il s’agit d’un gouvernement de transition dont le mandat a expiré il y a près d’un an.
Militairement, la Turquie demande la démilitarisation de l’ensemble des îles grecques de la Mer Egée, tout en développant sa marine et son armée. Dernière déclaration en date, le lancement d’un missile balistique nouvelle génération permettant une attaque précise de longue portée. Alors que les médias grecs se sont inquiétés de la militarisation de leur voisin oriental, le président turc R. T. Erdoğan a déclaré « Attendez, sa suite viendra, d’autres suivront », le destinataire de ce message est explicitement mentionné par R. T. Erdoğan : « Les Grecs ».
Ce contexte particulièrement « abrasif » n’est pas près de se refroidir. Les trois pays impliqués dans le désaccord égéen – la Turquie, la Grèce mais aussi Chypre dont la partie septentrionale est occupée par les troupes turques depuis 1974 et dont la souveraineté maritime est aussi remise en question par la Turquie – ont tous trois des échéances électorales de première importance en 2023. Alors que la Grèce verra se dérouler des élections législatives, la Turquie et Chypre éliront leur PrésidentdelaRépublique, véritable chef de l’exécutif dans ces deux régimes présidentiels. Les discours nationalistes, militaristes et sécuritaires vont alors fleurir partout autour de la Mer Egée, notamment en Turquie alors que l’actuel président se trouve en difficulté dans l’opinion publique. Acculé dans les sondages puisque donné perdant contre n’importe lequel de ses adversaires du second tour, Recep Tayyip Erdoğan pourrait être tenté par une fuite en avant belliqueuse, comme le laissent pressentir les actuels agissements turcs, afin de satisfaire l’électorat nationaliste. Or une fuite en avant vers la guerre ne peut mener que vers…la guerre. Une guerre pour le gaz !
Il ne s’agit pas ici de jouer aux voyantes ou aux oiseaux de mauvais augure. Et bien que la situation en Méditerranée ne nous permet pas aujourd’hui de dire qu’une guerre est inévitable, il ne faut pas non plus nous accrocher à des œillères qui nous empêcheraient de voir une guerre arriver, les spécialistes aussi expert qu’ils ne paraissent n’ont jamais pu prévoir le conflit de Février 2022. Si le gaz peut permettre la coopération et la paix en Méditerranée orientale, espérons qu’il ne permette pas la guerre.
Source : https://www.energymagazinedz.com/?p=2579