Alors que les prix du gaz continuent d’atteindre des niveaux hauts sur les marchés, l’exécutif bruxellois a proposé mardi de plafonner la principale bourse gazière en Europe, l’indice TTF. Si la mesure peut sembler très technique, elle s’avère en réalité éminemment politique. Mal calibrée, sa mise en œuvre risquerait même d’aggraver la crise. Décryptage.
Les annonces se suivent, mais ne se ressemblent pas toujours : Mardi, la Commission Européenne a dégainé une toute nouvelle arme censée enrayer la flambée des prix du gaz, dont les niveaux restent extrêmement élevés sur les marchés européens. Cette fois, l’institution s’est attaquée à la principale bourse du gaz du continent, le « Title Transfer Facility » (TTF), responsable selon elle de l’extrême volatilité des cours. Et recommande désormais d’en plafonner les prix pour corriger un marché de gros qu’ellejuge dysfonctionnel, avant la mise au point d’une plateforme alternative d’achat de gaz en Europe.
Si cette mesure peut sembler très technique, elle demeure exclusivement politique. Car la Commission se veut prudente, malgré la pression de plusieurs Etats-membres désireux d’agir rapidement. Mal calibrée, ladite réforme pourrait amplifier la crise d’approvisionnement qui frappe durement les Vingt-Sept, et par là-même aggraver la pénurie. D’ailleurs, si cette proposition n’intervient qu’aujourd’hui, soit près d’un an après le début de la crise, c’est parce que les stockages de gaz européens sont enfin pratiquement pleins, et pourront amortir le choc en cas d’échec. Pour mieux comprendre le niveau de dangerosité de cette mesure, voici les points essentiels à prendre en considération, des points relevé dans les colonnes du quotidien spécialisé en économie « La Tribune »
D’abord, il existe différents leviers pour encadrer le prix du gaz. Et contrairement à ce que demande la France, l’exécutif bruxellois ne compte pas subventionner massivement les centrales à Cycle Combiné Gaz (CCG), qui produisent des électrons à partir de gaz, afin de limiter artificiellement l’envolée des prix de gros de l’électricité. En effet, la Commission Européenne entend plutôt agir directement sur les prix auxquels les acteurs de marché troquent le gaz sur les places boursières, et notamment la principale d’entre elles : Le TTF, un marché virtuel basé aux Pays-Bas où des expéditeurs et des acheteurs s’échangent du gaz. « Concrètement, il s’agit de l’indice directeur en Europe, un peu comme le Brent ou brut de mer du Nord pour le pétrole », explique « Julien Tchernia », fondateur de l’entreprise de fourniture d’énergie EkWateur.
« Historiquement, les Pays-Bas sont un important hub gazier, car c’est un nœud de livraisons par gazoducs. Il y avait donc beaucoup d’achats et de ventes chaque jour via cet indice », poursuit-il.
De fait, les volumes échangés sur la plateforme néerlandaise ont explosé lors des deux dernières décennies, représentant plus de 14 fois la quantité de gaz utilisée par les Pays-Bas à des fins domestiques. Résultat : même s’il en existe dix autres, comme le PEG en France, l’indice TTF s’est peu à peu imposé comme la principale référence en Europe pour rendre compte, chaque jour, de la valeur du gaz. « Un fournisseur devra en tenir compte pour ses achats, à la fois sur les marchés de gros au comptant (la veille pour le lendemain), mais aussi pour réaliser des transactions sur le long terme, car la plupart des contrats en Europe y sont indexés », souligne Xavier Pinon, fondateur du courtier en énergie « Selectra ».
Seulement voilà : cet indice néerlandais « ne fait plus sens » dans un monde où les cartes se sont rebattues, affirme-t-on à la Commission. « Le TTF a principalement été conçu pour les flux transitant par gazoducs. Mais la situation a dramatiquement changé, avec beaucoup plus de gaz naturel liquéfié (GNL) acheminé en Europe », a ainsi justifié mardi sa présidente, « Ursula von der Leyen ». En effet, avec la guerre en Ukraine, les Vingt-Sept ont diversifié leurs sources d’approvisionnement et accru au maximum les arrivées de GNL par navire méthanier, notamment depuis les Etats-Unis, l’Azerbaïdjan et le Qatar.
Or, ce GNL accoste en Europe principalement par le sud du continent, et plus spécifiquement par la péninsule ibérique et par la France, qui comptent quelques terminaux de regazéification contrairement aux Pays-Bas et à ses alentours. Résultat : l’indice gazier français, le PEG, affiche désormais des prix bien moins élevés que le TTF. Pourtant, « le marché du GNL reste indexé sur le TTF », explique un porte-parole de la Commission.
Surtout, le prix de vente du gaz provenant des pipelines « ne reflète plus la réalité de l’offre et de la demande », ce qui tire encore à la hausse le TTF, aujourd’hui « artificiellement gonflé » dû au conflit Russo-Ukrainien. De fait, à chaque fois que Gazprom a annoncé des coupures imminentes des flux, ou agité un supposé problème de turbine, le TTF a grimpé en flèche.
« Cela a permis à la Norvège, devenu le principal fournisseur de l’UE [33% des importations, ndlr], de tirer des profits records sur la dernière année, avec 200 milliards d’euros de revenus gaziers en 2022 contre 65 milliards l’année dernière. Et pour cause, puisque le TTF sert d’indice sur les contrats à long terme, dès lors que les prix sur le TTF flambent, le prix d’achat du gaz norvégien aussi », précise « Phuc-Vinh Nguyen », chercheur sur les politiques de l’énergie à l’Institut Jacques Delors.
Pour enrayer cette volatilité extrême, la Commission souhaite donc établir, à titre temporaire, une limite de prix pour les transactions effectuées sur le TTF. Ce qui reviendrait, en creux, à manipuler l’indice publié chaque jour par les fournisseurs de référence. « Il s’agirait d’une sorte de corridor, mais uniquement utilisé dans des cas exceptionnels, à partir d’un certain seuil. Cela reviendrait à dire : on s’interdit d’acheter du gaz au-delà de ce plafond. Autrement dit, l’UE, qui est acheteur mais qui ne produit pas de gaz entend forcer la main au vendeur », explique « Jacques Percebois », économiste et directeur du Centre de Recherche en Economie et Droit de l’Energie (CREDEN).
Mais que se passera-t-il si le vendeur refuse ? « Pour ce qui est GNL, il y a de forts risques qu’ils envoient leur cargaison ailleurs, en Asie par exemple, à un meilleur prix », estime « Xavier Pinon ». « Quand un navire méthanier part d’Algérie, il peut tout à fait faire demi-tour pour se diriger vers le plus offrant », abonde « Julien Tchernia ». Le phénomène se produit d’ailleurs déjà, la ruée du Vieux continent sur le GNL afin de se détacher des hydrocarbures russes a bouleversé le marché international et fait bondir le prix des cargaisons. Si bien que plusieurs pays qui en dépendent pour produire leur électricité, parmi lesquels le Pakistan, n’arrivent plus à suivre et enchaînent les coupures de courant.
Xavier Pinon considère« Le prix du gaz est défini par la rencontre entre l’offre et la demande. Si vous essayez de contraindre la rencontre de l’offre et de la demande par un prix plafond, vous créerez une pénurie »
Consciente de ce risque majeur, l’UE tente d’étendre son influence chez les principaux producteurs. « Quand on plafonne le prix du gaz, on peut se heurter à un problème de sécurité d’approvisionnement, car c’est un marché mondial. Or, sur le sujet, l’UE est un price-taker, et non un price-maker », rétorque une source proche de la Commission au journal « La Tribune ». Pour y remédier, les régulateurs européens de l’énergie (ACER) se sont rendus en toute discrétion à Washington mi-septembre, selon des informations révélées par « Euractiv ». Le but de la visite était de négocier la baisse des prix du GNL américain, dont les importations en Europe ont doublé, et les prix quadruplé. « Ils mettent la pression sur les Etats-Unis, l’Algérie ou la Norvège, en leur disant : n’en profitez pas pour mettre l’Europe dans une situation difficile », a souligné « Jacques Percebois ».
Pour ce qui est de la Norvège néanmoins, la situation est différente. En effet, le pays scandinave livre du gaz non pas par navire, mais par pipeline, et ne peut donc pas réorienter ces flux du jour au lendemain en cas de limitation de ses prix de vente. « Ce ne serait pas forcément dans son intérêt de baisser les flux. Mais rien ne garantit qu’elle ne va pas se braquer, au détriment de l’UE », rétorque « Phuc Vinh Nguyen ».
Du fait de ces risques, l’encadrement réel du TTF pourrait finalement s’avérer très limité. Car le plafond devra être « assez flexible pour assurer la sécurité d’approvisionnement, et assez haut pour que le marché fonctionne », a clarifié mardi « Ursula von der Leyen ». Il devra d’ailleurs être « dynamique », et tiendra compte des prix pratiqués ailleurs dans le monde pour que le marché européen reste attractif. Par ailleurs, les envolées brutales des cours liées à des décisions unilatérales de « Vladimir Poutine », que le plafond sera censé limiter, devraient se faire bien plus rares, puisque le gaz russe ne représente maintenant plus que moins de 10% des importations européennes – une part destinée à décroître encore.
Le véritable changement devrait donc intervenir « fin mars 2023 », avec un nouvel indice de référence censé supplanter le TTF et mieux refléter les prix du gaz, affirme la Commission.
Bruxelles a ainsi demandé aux régulateurs européens d’élaborer la nouvelle plateforme « sur la base des informations qui seront récoltées de la part des opérateurs au jour le jour ». Celle-ci pourra ensuite être « utilisée par les opérateurs du marché de l’énergie pour indexer le prix dans leurs contrats gaziers », sous réserve d’une approbation des Etats-membres et du Parlement Européen.
Pour l’heure, les observateurs et les acteurs du marché se montrent néanmoins perplexes. « Ce n’est pas en changeant le thermomètre sur un point du réseau européen qu’on pourra faire baisser la température. Cela ne résout pas le problème de base, qui est qu’il n’y a pas assez de gaz en Europe », note un fournisseur français de gaz qui souhaite rester anonyme. « Cela revient à dire : les actions coûtent trop cher, donc on va changer le CAC40 et passer au CAC20. Je ne comprends pas ce qui changera », ajoute « Julien Tchernia ».
Tous s’accordent sur un point, par-delà les rustines, dont les effets resteront limités, la seule solution « sans regret » au choc d’offre qui secoue l’Europe serait de réduire massivement la demande. « Il n’y a pas d’autre issue pour faire baisser rapidement la pression sur le système », estime un connaisseur du secteur. Alors que tout plafonnement des prix du gaz risque, au contraire, de stimuler la consommation de cet hydrocarbure, rien d’étonnant à ce que la Commission marche sur des œufs.
Source : https://www.energymagazinedz.com/?p=2125