Monsieur Abdelmadjid Attar a récemment accordé le 23 Février 2022 un entretien au quotidien El Moudjahid sur la scène énergétique actuelle et plus particulièrement les impacts possibles du conflit russo-ukrainien, en matière d’énergie et d’économie mondiale. Il a bien voulu nous autoriser à reprendre son contenu rédigé par la journaliste, en introduisant quelques modifications utiles sur les chiffres surtout.
L’aggravation de la crise russo-ukrainienne a fait emballer les cours des matières premières, dont les hydrocarbures. Rencontré en marge de la célébration du cinquantenaire de la nationalisation des hydrocarbures, l’ancien ministre de l’Énergie et ancien PDG de Sonatrach, Abdelmadjid Attar, nous livre sa lecture du marché, à la lumière de l’évolution rapide de l’actualité mondiale. « S’il y a rupture du gaz russe, les prix vont atteindre des niveaux extraordinaires, parce qu’aucun autre pays ni plusieurs ne pourront remplacer le gaz russe », a-t-il estimé.
Entretien réalisé par Kafia Ait-Allouache
El Moudjahid : L’Algérie amorce son retour sur la scène gazière. Comment la participation du Président Tebboune au Sommet de Doha ouvrira-t-elle de nouvelles perspectives ?
Abdelmadjid Attar : La visite de notre président, Abdelmadjid Tebboune, est très importante, parcequ’elle va raffermir la position de l’Algérie au sein de ce forum, et parce que cela fait très longtemps qu’on ne s’est pas fait représenter, à ce niveau, au sommet du GECF. Il faut aussi savoir que nous ne détenons pas énormément de réserves de gaz. Les trois pays qui détiennent le plus de réserves sont en premier la Russie ; en deuxième position vient l’Iran, avec une production de près de 280 milliards de mètres cubes/an, mais qui en consomme beaucoup pour ses besoins internes. Le troisième, c’est le Qatar. Bien que l’Algérie vient bien après ces pays, sa place est extrêmement importante. Lors de ce voyage, notre Président a impulsé le rôle de l’Algérie et sa position dans ce forum.
Il a aussi renforcé la position du secrétaire général, qui est Algérien, sachant que les choses n’ont pas été faciles pour obtenir ce poste, vu la forte concurrence. L’ex-secrétaire général, un Russe, a fait deux mandats et briguait le troisième. Mais heureusement, la candidature de l’Algérie est passée. Il faut aussi savoir que l’Algérie est appelée à être un pays gazier dans l’avenir, plus qu’un pays pétrolier. D’ailleurs, elle l’est déjà. On produit en énergie plus de gaz que de pétrole. A ce propos, certains s’en inquiètent, arguant le fait que nos réserves gazières conventionnelles ne sont que de 2.300 milliards de mètres cubes.
Quel est le poids réel du Forum des pays exportateurs de gaz ?
Le Forum des pays exportateurs de gaz est un organisme extrêmement important dont l’Algérie fait partie et dont le secrétaire général est un Algérien nouvellement installé, Mohamed Hamel. Important parce qu’il regroupe les onze principaux pays producteurs de gaz, ou si on veut, ceux qui ont les plus grandes réserves. Il y a aussi cinq pays aujourd’hui ayant un statut d’observateur qui vont peut-être le rejoindre.
Ces pays détiennent pratiquement 70% des réserves gazières mondiales conventionnelles. Ils représentent 60% de la production de gaz dans le monde. C’est pratiquement 160.000 milliards de mètres cubes de gaz qui sont renfermés dans ces pays. Il faut aussi savoir que le forum n’est pas un organisme comme l’OPEP, qui suit le marché et essaie de réguler, en quelque sorte, la production pétrolière de façon à en contrôler le marché. Le forum, c’est tout à fait le contraire : il n’impose aucun quota à aucun pays. Les pays sont libres de produire ce qu’ils peuvent, commercialiser ce qu’ils peuvent, sans provoquer de contraintes. Les onze pays se sont regroupés dans ce forum pour, en plus d’échanger l’information et l’expérience, faire connaître leur savoir-faire. Le forum dispose d’un centre de recherche dont le siège est à Alger, le GRFI, qui montre la place de l’Algérie qui dirige le secrétariat général du forum. A l’avenir, ce forum pourra devenir, peut-être, comme l’OPEP. Pourquoi pas ? C’est peut-être souhaitable, d’autant plus que d’ici quelques années – 4 à 5 ans – on demandera de moins en moins de pétrole. Par contre, le gaz, c’est l’inverse. Il continue de progresser entre 1,5 et 2%/an jusqu’à 2040 ou 2050, parce que le gaz, c’est le carburant du futur.
Le marché des hydrocarbures s’emballe suite à la crise ukrainienne. Beaucoup appréhendent des perturbations, sinon une rupture d’approvisionnement, notamment l’Europe. Ce scénario est-il envisageable ?
Personnellement, j’en doute. Parce qu’une rupture d’approvisionnement de gaz en Europe serait vraiment catastrophique, non seulement pour l’Europe mais pour l’économie mondiale. Entre 30% et 40% de la consommation gazière d’Europe vient de Russie. Ce taux était même supérieur à 40%, avec 175 milliards de mètres cubes.
Le gaz américain peut-il tirer les marrons du feu ?
Les Américains approvisionnent également l’Europe. Non sans arrière-pensées. Actuellement, ils sont pratiquement les premiers exportateurs de GNL dans le monde. Ce GNL provient du gaz de schiste et il est vendu à l’Europe ; des partis écologistes se battent contre la fracturation. Ces partis ne se doutent pas que c’est le gaz de schiste qui arrive chez eux. Mais en dépit de cela, les volumes ne suffisent pas et cela ne suffira jamais à couvrir le gaz qui vient de Russie. Est-ce qu’il peut venir d’ailleurs ? Oui, mais pas court terme. Parce que, si rupture il y a dans les semaines ou les mois à venir, elle sera brutale.
Pour couvrir les besoins de l’Europe, les autres pays exportateurs, dont l’Algérie, peuvent-ils répondre favorablement aux volumes commandés ?
Oui. Cela peut se faire, mais ni à court, ni à moyen terme. Pendant combien de temps aussi ? Nous, on produit aujourd’hui entre 85 et 90 milliards de mètres cubes. On en consomme la moitié et on exporte l’autre moitié. Aujourd’hui, il ne faut pas nier que nous produisons assez et nous couvrons bien la consommation nationale sans aucun problème en matière de sécurité énergétique. Nous avons cependant près de 22.000 milliards de mètres cubes de réserves dans notre sous-sol en gaz non conventionnel. Il faut bien savoir que le gaz, c’est le carburant de demain. Donc, si on s’y met dès maintenant pour le développer, et qu’on encourage la participation des compagnies étrangères – grâce à la loi 2019 – je pense qu’au bout de 4 à 5 ans, on pourrait augmenter notre production de gaz, et c’est avec ça qu’on va assurer notre sécurité énergétique au-delà de 2030. Je parie que même si on réalise les 15.000 mégawatts d’énergie renouvelable prévus à l’horizon 2035, il faudra alors commencer à arbitrer entre exportation et consommation interne à compter de 2028.
Les marchés du gaz ont leurs outsiders. Comment vont-ils, selon vous, tirer leur épingle du jeu ?
Les outsiders doivent au moins pouvoir alimenter une partie du marché européen. Mais à ce moment-là, les prix vont être multipliés par 6 ou 7. D’ailleurs, cela a commencé avec la faiblesse des stocks en Europe avant l’arrivée de l’hiver. Parce que la pandémie a déréglé un peu le stockage et l’économie de manière générale. Les consommations ont complètement changé aussi de façon imprévue. Donc, rien que le problème des stocks est en soi un paramètre qui a fait monter les prix aussi bien en Europe qu’en Asie à des niveaux jamais atteints. On a vu le gaz en Europe se vendre pratiquement à 34 dollars le million de BTU en 2021. C’est du jamais vu. En Asie, il avait atteint, même, à un certain moment, les 60 à 70 dollars le million de BTU. Maintenant, pour le conflit ukrainien, les signaux lancés à droite et à gauche sont vraiment pessimistes. On verra ce qui va se passer dans quelques jours car le marché est devenu très sensible, aussi bien pour le gaz que pour le pétrole. Ce dernier est déjà monté à plus de 90 dollars (entretien du mercredi 23/02, ndlr). L’OPEP produit en ce moment en fonction de sa stratégie qui consiste à maitriser le marché et non l’emballer dans un sens ou un autre. Par contre le gaz, est monté à un niveau record. S’il y a rupture du gaz russe, les prix vont atteindre des niveaux extraordinaires parce qu’aucun autre pays, seul ou même plusieurs, ne pourra le remplacer. Il ne faut pas aussi oublier que les Russes eux-mêmes ne voudront pas s’arrêter de fournir le gaz parce qu’il leur rapporte beaucoup, sans compter le pétrole dont ils sont le premier fournisseur en Europe.
Si ce Forum devait présenter une alternative, comment la voyez-vous ?
En principe, ce n’est pas son rôle. Le forum est un organe de concertation et de coopération entre les pays. Ils pourront aborder la question, mais ce n’est pas sa mission. Seuls de faibles volumes pourraient provenir pour le moment du Qatar par exemple ou d’un autre pays. Il suffirait aussi de donner la possibilité à l’Iran, qui est la deuxième réserve de gaz conventionnel dans le monde, de développer son potentiel (gazier), pour disposer de volumes additionnels à moyen terme. Il faut cependant préciser qu’il y a entre la Russie et l’Iran, une alliance importante aussi bien économique que militaire, et la même avec la Chine. Cela dit, même le gaz iranien ne remplacera pas de sitôt le gaz russe.
Source : https://www.energymagazinedz.com/?p=1168