Dans cette interview à Energy Magazine, l’ancien ministre de l’Énergie, et Président du Cabinet Nalcosa (Genève), Mr Nordine Ait Laoussine*, nous fournit un éclairage sur la situation énergétique mondiale et, plus particulièrement, en Europe en liaison avec les tensions géopolitiques actuelles. Il considère que la crise énergétique en Europe n’est pas directement le résultat de ces dernières, mais en cas de conflit armé, il y aura aggravation de son approvisionnement gazier.
Q : Mr. Ait Laoussine, vous qui suivez de près la scène énergétique mondiale, et plus précisément ce qui se passe en ce moment entre la Russie d’une part et les USA avec l’UE d’autre part, le gaz naturel ou plutôt la forte dépendance européenne du gaz russe est-elle le principal motif de la tension actuelle ?
R : La crise actuelle de l’approvisionnement gazier européen n’est pas directement due à la confrontation entre les puissances occidentales et la Russie au sujet de l’Ukraine. Ce pays souhaite se libérer de l’influence soviétique et envisage d’intégrer l’Alliance Atlantique, ce que la Russie conteste en vertu de l’Acte fondateur Russie-OTAN de 1997.
A moyen terme, l’Europe devra se tourner vers d’autres sources d’approvisionnement
Q : Jusqu’où peut évoluer cette tension ? Guerre froide et pénurie de gaz ou même confrontation armée ?
R : Je ne pense pas que les tensions actuelles conduiront à une confrontation armée. La voie diplomatique pour un règlement politique n’est pas fermée. Elle pourrait déboucher sur un compromis qui éloignerait le spectre d’un conflit armé. Ce qui est certain, c’est que Moscou ne laissera pas l’Ukraine tomber dans l’escarcelle de l’OTAN. En cas de conflit armé, il faudrait s’attendre à une aggravation de la crise de l’approvisionnement gazier européen dont les conséquences seraient catastrophiques tant pour la Russie que pour l’Europe.
Q : Les deux parties, Europe et Russie, sans compter l’Ukraine savent qu’il n’y aura que des perdants dans ce conflit, à moins que les USA ne puissent garantir à court et moyen terme l’approvisionnement en gaz de l’Europe. En a-t-elle les réserves et les moyens ? Peut-elle l’assurer par d’autres voies ? Lesquelles ?
R : Les données disponibles à ce jour démontrent que l’Europe et particulièrement l’Allemagne ne seront pas en mesure de combler rapidement leur déficit d’approvisionnement en gaz naturel même en cas de règlement de la crise ukrainienne. La saturation, réelle ou supposée, de l’infrastructure de transport destinée à alimenter l’Europe à partir de la Russie, de même que le manque de disponibilités chez les fournisseurs concurrents, ne permettront pas le retour à un marché équilibré dans l’immédiat.
A court terme, cette situation de pénurie ouvre la voie à une augmentation des importations de GNL (notemment américain) et à des échanges temporaires entre acheteurs et vendeurs pour soulager la crise européenne. A moyen terme, l’Europe devra se tourner vers d’autres sources d’approvisionnement et ce d’autant plus qu’elle envisage de réduire ses importations de gaz russe après l’abandon éventuel du gazoduc Nord Stream 2.
A plus long terme, les importateurs européens de gaz naturel devront, pour assurer la sécurité de leur approvisionnement, revenir sans doute au système traditionnel des contrats à long terme « take or pay » qui a été largement démantelé (contre l’avis des exportateurs) au début du siècle pour lui substituer un système plus libéral basé sur des contrats de courte durée et des références aux prix « spot ».
L’ère du pétrole et du gaz « bon marché » semble donc bien révolue,
Q : Ce conflit semble être le démarrage d’une modification importante du marché de l’énergie de façon générale et plus précisément du gaz naturel par rapport au pétrole qui semble aussi dépendre de ce dernier. Quelles sont vos prévisions pour le marché gazier et pétrolier ?
R : Nous traversons effectivement une période de modification importante des marchés de l’énergie, consécutive aux ambitions démesurées des pays développés en matière de transition énergétique. Les grands pays exportateurs d’énergie fossile (l’Arabie Saoudite pour le pétrole et la Russie pour le gaz) semblent décidés à maintenir le cap sur un marché tendu qui écarterait la perspective d’un effondrement trop brutal des prix actuels. La dernière réunion de l’OPEC+ confirme la volonté des pays membres de continuer à assurer un contrôle rigoureux du marché.
Q : L’Afrique du Nord et plus précisément l’Algérie, ont-ils les moyens de renforcer leur position sur ce marché ? Comment et à quel prix ?
R : L’ère du pétrole et du gaz « bon marché » semble donc bien révolue, du moins pendant cette décennie. Notre pays doit en profiter pour accélérer la diversification de son économie. A ce propos, le dossier « gaz de schiste » doit être déterré et réexaminé à la lumière des nouvelles données sur le marché mondial du gaz naturel et à la faveur de l’inclusion du gaz dans la taxonomie verte européenne.
*Nordine Ait Laoussine : Membre de l’Association « Club Energy », Ex Vice –Président de l’Amont pétrolier, Ex Vice-Président de la Division Commercialisation, Ex Président Directeur Général de la SN Repal, ancien Ministre de l’énergie, Président de Nalcosa (Genève).
Source : https://www.energymagazinedz.com/?p=1035